top of page

Traverser le Miroir - Extrait

Avril Clémence


Extrait du Chapitre 1. "Reviens"



Elle fixe la foule d’un air absent. L’horloge. Les écrans. Ses yeux brillent, elle évite les miens pendant que je fais le plein d’elle en prévision de son absence, imminente.


Je la capture par fragments, en plans serrés, comme les morceaux d’un puzzle à assembler plus tard, au creux des heures longues : sa nuque, caressée par de fines mèches de cheveux bruns. Ses iris, vert impérial aux éclats de topaze ; la forme en amande de leur écrin. Le grain de beauté discret posé, là, sur son menton boudeur. Et l’ourlet de ses lèvres, qui brusquement se pincent avant de libérer un filet de voix :


— C’est l’heure.


Je sais. Ça fait quelques minutes déjà. Je voudrais tout envoyer promener. Lui dire que j’irai pas, non : plus nulle part sans elle. Je récupère mon sac.


— On se revoit bientôt.


Elle hoche la tête. Son regard me fuit toujours et moi je la dévisage en me la jouant serein, pourtant je comprends ce qu’elle éprouve. Ce mélange de hâte d’en finir et d’envie de repousser l’échéance, que je connais bien pour le ressentir aussi au moment de rentrer chez moi. Correction : chez Jessica.


Elena se racle la gorge, lève les yeux vers moi. Je donnerais tout pour une tornade, une avarie matérielle, une mauvaise cuite du pilote, n’importe quel événement inattendu qui annulerait mon vol, mais je garde les pieds sur Terre. Il le faut. J’ai des clients, des projets sur le feu, des affaires à régler… Une rupture à terminer.


Je l’embrasse sur le front (toujours) pour ne pas risquer de viser sa bouche.


— Prends soin de toi.


Pour toute réponse, elle pose ses lèvres au coin des miennes. Ça me fait sourire : elle se balade sur le fil avec plus d’aisance que moi.


— Reviens vite.


Elle le murmure près de mon oreille, se détourne en me lâchant la main, s’éloigne. Je la regarde se perdre dans la foule, m’y perds un peu aussi… Allez, mon gars, reste pas là. T’en as pas les moyens, de toute façon.


Ouais. Ce changement de vol de dernière minute coûtait un bras, je vais devoir bosser comme un chien pour combler le trou qu’il laisse dans mon compte en banque. Alors je m’oblige à avancer pour passer les contrôles de sécurité. Ne pas se retourner…


La même hôtesse qu’hier m’accueille à l’étape finale. À mon approche, son visage se fend d’un sourire sceptique.


— Vous restez avec nous, cette fois ?


Combien de personnes s’effacent chaque jour sous son nez en prenant un appel et foutent ensuite le bordel pour rebrousser chemin ? À combien de gens ça arrive de rattraper une seconde chance de justesse ? Ça ne tient qu’à un fil, parfois. Si j’avais éteint mon portable, ou ignoré la sonnerie…


Toussotement discret. L’hôtesse me scrute sans plus sourire, les sourcils en circonflexe. Je promets de ne pas faire de vague aujourd’hui.


Restitution du billet, passeport, « bon voyage ». Je traverse la passerelle en traînant la patte. Sept heures de vol jusqu’à Doha, quinze heures d’escale, et encore quatorze heures avant Melbourne : j’embarque pour un jour et demi de chaos. Envie d’y aller ? Zéro.


Le personnel de bord s’affaire entre les passagers qui s’installent. Bientôt, les haut-parleurs recrachent le débit étouffé d’une voix plate, récitant les formules habituelles à toute vitesse. Je n’écoute pas. Tourné vers le hublot, je revis mon voyage avorté d’hier et me revois pendu à mon téléphone, dans l’attente des mots qui tardent à venir. Je redoutais la décision d’Elena tout en espérant que… C’était long, ce silence. Et puis, enfin :


— Reviens.


Sa voix vibrait. Teintée d’un sentiment d’urgence, portée par un souffle de panique.


— Reviens ! Ne pars pas maintenant. Tu ne sais pas tout, je… Ne t’en va pas.


Putain, le soulagement ! Elle ne fermait pas la porte. Non, mieux : elle l’ouvrait en grand. Et moi qui pensais ne pas faire le poids face à son Monsieur Parfait ! Fallait quand même oser se pointer la bouche en cœur cinq ans plus tard, investi d’une assurance complètement feinte !


— D’accord. Laisse-moi le temps de trouver un autre vol, je te rappelle.

— Je te rejoins.


J’agonisais sur un siège du hall des départs, mort de fatigue, quand elle est arrivée ; pâle, les traits tirés. Magnifique. Pendant un instant, on s’est tenus face à face sans trop savoir quoi faire, presque sans y croire, puis je l’ai prise dans mes bras et on n’a plus bougé ni parlé : ça se passait de mot.


Billet de retour en poche, mon sac dans une main et celle d’Elena dans l’autre, restait à trouver un hôtel. Le stress accumulé pendant des jours avant de me décider à l’appeler, les heures de marche côte à côte dans Paris la veille au soir, à démêler passé et non-dits, puis une nuit blanche (ou quasi) pour elle et moi : il fallait qu’on se repose, on ressemblait à deux zombies.


Elle a protesté, au début. Elle voulait parler, s’affolait devant la fuite en avant des aiguilles, et en fin de compte, sa tête a touché l’oreiller et bim ! Rideau.


À mon réveil, elle dormait encore. Elle paraissait plus jeune dans son sommeil, plus proche des premières images stockées dans ma mémoire.


Les souvenirs me revenaient en bloc pendant que je l’observais : les fards qu’elle piquait sans arrêt, cette douceur qu’elle planquait sous des réparties assassines, ses éclats de rire, de voix. Son corps nu sous mes doigts… Puis mon attention s’est portée sur sa cicatrice et le rappel de ce foutu matin à l’atelier a tout balayé.


Ce souvenir-là ne s’estompe pas avec le temps, il empire. Plus les années passent, plus je prends la mesure du désastre et du poids de mes actes. De ce « je t’aime » que je voulais pas assumer. Allongé à côté d’elle dans cette chambre d’hôtel, je la revoyais pleurer pendant des heures, jusqu’à s’épuiser. Je me revoyais, moi, la déposer sur mon lit après la crise et, comme hier, la regarder dormir. Comme hier, fixer le Y cousu sur sa peau, bien plus net alors, et ses cernes, et ses joues creusées. Le jour qui se levait et moi qui restais planté là sans savoir quoi faire. Je ressentais encore la panique et la culpabilité. Le dégoût de moi-même en balançant que « les mots ont dépassé ma pensée ». Quel enfoiré !


Souvent depuis, je me suis dit que j’avais dû lui infliger la même entaille que son père à l’intérieur et j’ai imaginé mon mensonge la blesser comme le morceau de verre auquel elle doit sa balafre. Ça m’a valu un paquet de nuits blanches, ces cinq dernières années.


***


Traverser le Miroir, à paraître le 16 novembre 2020 aux éditions Libre 2 Lire


Exemplaire dédicacé disponible en précommande ici.

9 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout

Commentaires


Join my mailing list

© 2023 by The Book Lover. Proudly created with Wix.com

bottom of page